Photo : Ghislain Maldemay. De gauche à droite : Selwyn Bouillon, âgé de 63 ans (garçon d’Eugène Auguste Bouillon, directeur général de Robin Paspébiac); Pierre Camiot, âgé de 90 ans, jardinier en chef et maître de la ferme chez Robin; et, enfin, le fameux capitaine Charles Morin, 83 ans, né en Normandie, le dernier capitaine de goélette pour les Robin en 1936. Par la suite, il a piloté les bateaux à vapeur le long de la côte gaspésienne et a été gardien de phare à Paspébiac. Selwyn est décédé en 2005 à 101 ans. Pierre Camiot, dont les parents possédaient une très grande ferme à l’île Jersey, a appris les rudiments du métier. Il a commencé à travailler pour les Robin vers 1902, et en permanence en 1908; il était toujours à l’œuvre en 1953. Il aurait pris sa retraite, selon George Le Feuvre, à 80 ans. Le frère de Pierre Camiot, John, a commencé pour les Robin en 1888 à Arichat, a fait carrière comme agent et a travaillé un peu à Paspébiac. Cette photo a été prise en 1967 chez le capitaine Morin par Linden Bouillon.
La Monographie de Paspébiac nous donne les éléments suivants sur Charles Morin :
« Charles Morin fut le dernier capitaine de goélettes en Gaspésie et a déjà agi sous les ordres de Charles Robin. Il est rare, de nos jours, de rencontrer un capitaine authentique de goélettes qui gagna ses galons en passant par toute la gamme : mousse, matelot, second, et enfin capitaine.
Charles Morin a fermé la navigation à voiles en Gaspésie en 1936. Sa vie en mer fut une suite d’aventures et les pires tempêtes, la faim, la soif ainsi que la peur n’en viennent pas à bout. Son secret réside dans cette phrase fort belle qu’il glissa tout simplement entre deux anecdotes : la mer, c’était ma vie… Voici donc son histoire : Charles Morin est né en France, le 18 février 1884, dans la paroisse de Saint-Julien, département des côtes du Nord, en Normandie. Orphelin de père dès l’âge de 3 ans, il traverse la Manche en direction de l’île Jersey avec sa mère. Il débarqua au port Saint-Hétier et demeura dans le village de Saint-Pierre, Val de la Mar jusqu’à l’âge de 16 ans. C’est sûrement dans cette ambiance marine de l’île Jersey que se développa ce goût pour la mer et la navigation. Il commença à travailler très jeune pour aider sa pauvre mère. Dès l’âge de 12 ans, il s’engage comme aide-plâtrier au salaire dérisoire de huit cennes par jour, métier qu’il garda jusqu’à ses 16 ans. C’est en 1901 qu’il connut ses premières armes en mer. Pendant 5 mois, il fut mousse à bord du Mistletoe, une goélette de 59 tonneaux. Cette goélette faisait le trafic des marchandises (fret) le long des côtes de l’Angleterre et de la France. Au cours de la même saison de navigation, il fit deux mois à bord de la goélette Majestic jaugeant 65 tonneaux. Il effectue son premier grand voyage en haute mer au mois d’avril 1902. Il s’embarqua comme mousse à bord du Glenville, une goélette de 250 tonneaux. Cette goélette était la propriété des commerçants Charles Robin et Cie. Le voyage sur l’Atlantique s’effectua sans trop de difficultés et c’est près de 40 jours plus tard, soit à la fin du mois de mai, que le Glenville accostait au quai de Paspébiac avec sa cargaison : sel, boisson, marchandises sèches, agrès de pêche… En juin de la même année, il reprenait la mer à bord du Glenville avec une cargaison de morues sèches : 5 000 ballots pesant 126 lb chacun. Destination : le lointain Brésil, un voyage de 5 000 livres qui fut effectué en 65 jours grâce au beau temps et sans averse majeure.
Au printemps 1903, il embarqua de nouveau cette fois-ci comme matelot à bord du CRC, une goélette un peu plus petite que le Glenville, il était affecté à l’exportation de la morue sèche pour le compte des Robin. En novembre 1909, âgé de 25 ans, il quitta le CRC, ancré au port d’Halifax, et il revint à Paspébiac pour y marier le 10 janvier 1910 Hélène Holmes, de Paspébiac. En 1910, toujours à l’emploi des Robin, on retrouve le matelot Charles Morin à bord de la goélette La Paspébiac, un deux-mâts de 57 tonneaux. Avec ces goélettes deux-mâts, les Robin faisaient escale et approvisionnaient de leurs entrepôts de Paspébiac les villages côtiers de la Gaspésie : Port-Daniel, Gascons, Newport, Grande-Rivière, Percé, Malbaie, Douglastown, Gaspé, Rivière-au-Renard, Anse-au-Griffon, Cap-des-Rosiers, Matane, le nord du Nouveau-Brunswick (Caraquet, Lamèque) et la Côte-Nord du Québec (Natashquan, Mingan, Magpie, Longpoint, Pointe à l’Esquimau, Washeshu, Rivière-au-Tonnerre, Rivière-Saint-Jean, Havre-Saint-Pierre).
Outre l’approvisionnement, il transportait sur ces goélettes du bois pour les habitants, le courrier des voyageurs et des pêcheurs. Un voyage aller-retour prenait 10 à 15 jours en moyenne. Au printemps 1911, il changea de goélette pour se retrouver sur l’Uruguay qui était affecté au courrier de Gaspé vers la Côte-Nord. En 1912, le matelot Morin était promu second à bord de l’Ada Mildred. Le travail consistait à approvisionner la Côte-Nord en marchandises en partance de Paspébiac. En 1913 et 1914, toujours second et affecté au même trafic et au même trajet, on le retrouve cependant à bord du Speedy. En 1915, il retourne à bord de la goélette La Paspébiac, toujours second. Avec la guerre qui sévissait depuis deux ans, il dut s’envoler en 1916 en vertu de la loi sur la conscription. Son séjour dans les rangs de l’armée ne dura même pas un an. Il reçut son congé pour cause de maladie. Son destin, c’était la mer, et non l’armée. Il reprenait donc la mer en 1917, cette fois à bord de la Marina, goélette chargée de courrier entre Gaspé et la Côte-Nord. En 1918, il est second sur le yatch Alaska.
Avec la fin de la guerre, les goélettes commençaient à se faire rares. Les Robin achetèrent donc, en 1918, le yatch Alaska. L’année 1919 fut un tournant dans sa vie de marin. Il embarqua comme second sur la Coronation, une goélette de 65 tonneaux. Il devait y demeurer pendant 17 ans. Tout alla pour le mieux jusqu’en 1924 avec le capitaine William Mulroney. La Coronation transportait de la marchandise aux villages côtiers de la Gaspésie, de la Côte-Nord du Québec et du Nouveau-Brunswick. En 1925, le capitaine Mulroney dut se faire opérer pour un cancer à la lèvre, il décida de quitter définitivement la Coronation. Morin était enfin capitaine, maître à bord. Il avait dû attendre 25 ans avant de voir son rêve se réaliser.
Jusqu’en 1936, au poste de commande de la Coronation, le capitaine Charles Morin exécuta toujours les ordres qu’il recevait des Robin, son employeur depuis l’âge de 16 ans. Il connaissait la mer et ses caprices, il n’avait peur de rien. En mai 1936, c’était la dernière fois qu’une goélette partait de Paspébiac et contournait la baie des Chaleurs. En effet, la Coronation fut vendue en 1936 à des Veirault, des Méchins. Vendue à nouveau en 1940, elle brûla dans des circonstances mystérieuses, par un temps brumeux en face de Rivière-du-Loup. Avec la vente de la Coronation en 1936 et comme il n’y avait plus de goélette à piloter, il dut malgré lui travailler sur terre.
De 1936 à 1939, il pratiqua son métier de plâtrier et de peintre. En décembre 1939, c’est avec joie qu’il accepte le poste de gardien du phare de Paspébiac situé sur la pointe du même nom. Il y demeura jusqu’en 1948. En 1948, ce phare fut déplacé de 130 pieds au nord.
Aujourd’hui, le vieux phare n’est plus, la mer en a eu raison, de même que la pointe de sable. Reconnu comme un pilote expert, il pilota à l’occasion de 1936 à 1956 au port de Paspébiac des bateaux à vapeur qu’il venait charger du bois de pulpe. Son dernier grand voyage en mer, il l’effectua en 1957, année de sa retraite. Cette fois-ci, ce n’est pas comme pilote, mais comme simple passager. Il partit de Québec le 4 juillet à bord de l’Ivernia en direction de l’île Jersey, pour revenir à la fin septembre, toujours sur le même bateau. Le dernier voyage à la roue, il l’effectua en 1959 alors qu’il consentit à guider le dragueur d’un capitaine peu expérimenté vers Caraquet.
Depuis, il prit définitivement sa retraite dans sa coquette maison, garnie de vieux meubles, de photos, de cadres et de souvenirs se rapportant à la mer, bien sûr. »